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Mark et Fred avaient atterri à Mumbai
(ex-Bombay) aux alentours de minuit, heure locale. Après les redoutables formalités douanières – qui n’a pas vu un douanier indien recopier trois fois de suite un passeport avec une nonchalance étudiée ne sait pas vraiment ce que signifie le mot patience –, ils avaient sauté dans un taxi pour gagner Santa Cruz, le terminal des vols intérieurs. Quatre kilomètres à travers le bidonville, une heure de trajet, compteur en panne, vingt dollars : « On a vite fait de paumer son temps et son fric dans le coin ! » avait râlé Fred en se délestant de deux billets de dix dollars.
Mark ne connaissait de l’Inde que la région de Delhi et une partie du Cachemire. La chaleur et l’odeur suffocante de Mumbai l’avaient saisi comme une gigantesque main moite. Malgré la densité du trafic, ils étaient arrivés à temps pour prendre le vol à destination de Bangalore, opportunément en retard de deux heures. Les passagers, plus nombreux que les places disponibles, avaient rencontré de sérieuses difficultés à s’entasser dans le vieux 727 de l’Indian Airlines. Ni les sourires des hôtesses vêtues de saris, ni le thé, ni les sucreries, servis à volonté n’étaient parvenus à dissiper la mauvaise humeur de Fred. Le manque de sommeil commençait à lui peser sur les nerfs et il ne parvenait pas à s’endormir sur les sièges étriqués des avions. Il avait pesté contre Gozic, « ce rat d’égout qui fait toujours voyager ses pigistes en classe économique », puis il s’était pris de bec avec un autre râleur, un Français, le patron d’une petite entreprise informatique qui s’en allait visiter la Silicone Valley de Bangalore et qui prétendait les empêcher, Mark et lui, d’abaisser leurs sièges en position couchée.
« Pratiquement trois heures de retard, marmonna Fred en jetant un coup d’œil sur la pendule murale. J’espère que le chauffeur nous a attendus. »
Le flot tumultueux des voyageurs les avait déposés dans la salle des arrivées où des ventilateurs aussi larges que des pales d’hélicoptères tournaient au ralenti, remuant une tiédeur émolliente et imprégnée d’une odeur indéfinissable. Des lézards translucides grouillaient par dizaines autour des néons inutilement allumés. Des nuées de rabatteurs, vêtus de chemises et de lungi colorés, bourdonnaient comme des moustiques autour des touristes et des hommes d’affaires occidentaux. Plusieurs chauffeurs de taxi proposèrent à Mark et à Fred, avec une insistance quasi hystérique, de les conduire aux hôtels du quartier de MC Road, « verrry good, misterrr, with TV, bathroom, spécial price for you, corne on, please, give me yourrr bag... » L’un d’entre eux tenta même de saisir la lanière du sac de Fred, mais, devant sa mine teigneuse, il jugea plus prudent de tourner les talons et de jeter son dévolu sur une proie un peu plus passive.
« Faut que je trouve une banque, bougonna Fred. Il ne me reste qu’une centaine de dollars. En plus, je meurs de faim.
— Pas question de bouger d’ici. »
Fred lança un coup d’œil venimeux à Mark. Il admirait le plus souvent son impassibilité tout asiatique, mais, après deux jours et deux nuits sans sommeil, après treize heures d’avion (sans compter les sept heures entre Boston et Paris ainsi que le double vertige du décalage horaire), il n’était pas d’humeur à patienter. Soufflant, pestant, il retira son épaisse veste de laine, dégrafa deux boutons de sa chemise maculée d’auréoles et s’éventa du plat de la main.
« Combien de mois tu comptes l’attendre, exactement ? soupira-t-il.
— C’est notre seul contact. On n’a pas le choix.
— Et s’il ne vient pas ? Après tout, on ne sait rien de cette Indira...
— Indrani. Et personne ne t’a obligé à venir. »
L’agacement perçait dans la voix de Mark. Il chassa un jeune rabatteur d’hôtel avec une agressivité qui ne lui ressemblait pas. Des annonces suraiguës en kannada et en anglais déchiraient le calme relatif qui retombait peu à peu sur les lieux.
« Il y a sûrement un consulat à Bangalore, ou une Alliance française, insista Fred. Jean Hébert est un biologiste réputé. Pas besoin d’un contact pour retrouver l’adresse de son labo !
— Et qui nous donnera l’adresse des amis chez qui il s’est réfugié ? »
Du menton, Fred désigna le bar du fond de la salle.
« Si je ne prends pas un café dans les dix secondes, je m’évanouis. »
Il s’éloigna de sa démarche dandinante en direction du comptoir. Mark ne chercha pas à le retenir. Fred était parti d’un bon sentiment en lui proposant de l’accompagner en Inde, mais sa présence, déjà encombrante en temps ordinaire, risquait de devenir insupportable dans un pays qui accordait une telle place à l’irrationnel.
Mark posa son sac à ses pieds et retira son manteau. Les rayons rose pâle du soleil s’infiltraient par les immenses baies et formaient des colonnes inclinées de lumière à l’intérieur desquelles poudroyaient les particules en suspension.
« Mister Sidzik ? »
Mark se retourna. Devant lui se tenait un Indien vêtu d’un lungi imprimé jaune et d’une chemise à rayures verticales. Sans âge, moustache et cheveux gris, dents d’un blanc éclatant, gencives presque noires. Il mâchait du paart, un mélange de noix d’arec, d’épices et de chaux dans une feuille de bétel. Il détourna la tête et vomit un long jet rougeâtre qui s’écrasa en flaque luisante sur le carrelage. Un peu partout, des corolles rouille plus ou moins effacées indiquaient que ce genre de pratique relevait de l’obsession nationale.
« Taxi. Envoyé par Carnatic Bio Tech. Pour conduire vous Radnapoor.
— La Carnatic Bio Tech ?
— Compagnie de Mister Hébert.
— Comment m’avez-vous reconnu ?
— Picture, photo, fit l’Indien avec un large sourire.
— Qui vous a montré cette photo ? »
L’Indien remua la tête, un geste à la fois gracieux et embarrassé qui signifiait qu’il n’avait pas l’intention de répondre à cette question. Ou qu’il ne l’avait pas comprise. Difficile de déchiffrer ses intentions dans son regard insaisissable.
« Partir maintenant, many cars, big traffic...
— Je ne suis pas seul », dit Mark en désignant la silhouette de Fred, avachie sur le comptoir.
L’Indien fronça les sourcils.
« Un ami, ajouta Mark. A friend of mine.
— Acha, acha... My name, mon nom, Ramesh. »
Fred était en train de boire son troisième café d’affilée et de manger une confiserie translucide, un gajar ka halwa, qu’il trempait dans sa tasse comme un morceau de baguette ou un croissant. Il régla ses consommations lorsqu’il vit Mark et le chauffeur se diriger vers lui. Le serveur empocha avec vivacité le billet de dix dollars et dit, dans un anglais à couper au couteau, qu’il n’avait pas de monnaie.
« Please wait, mister, I give you your change in few minutes. »
Fred ouvrit la bouche pour protester, mais Mark le saisit par le bras et l’entraîna vers la sortie sans lui laisser le temps de finir sa tasse ni de réclamer son dû.
« Dix dollars pour trois cafés imbuvables et un truc immangeable ! grogna-t-il. A force d’être pris pour un pigeon, je vais finir par roucouler. »
Ramesh les conduisit sur le parking – un grand mot pour désigner l’immense espace vaguement goudronné où s’entassaient pêle-mêle les véhicules les plus hétéroclites. Des senteurs épicées flottaient entre les odeurs plus lourdes d’essence, de lubrifiant, de déjections animales. Assis à même le sol au milieu des pièces de cuir et des monticules de pneus, des cordonniers demi-nus apostrophaient les passants pour leur proposer de cirer ou de réparer leurs chaussures.
L’Indien saisit le sac de Mark et le jeta dans le coffre d’une Hindustan garée en double file et dont le délabrement apparent soulevait de sérieux doutes sur sa capacité à rouler. Puis il leur ouvrit les portières arrière et s’installa au volant.
« Où est-ce qu’on va ? demanda Mark.
— Radnapoor. Ashram... »
Il n’existe pas de mot pour décrire la conduite indienne.
La route entre l’aéroport et la banlieue de Bangalore est une double voie truffée de nids de poule. Ses suspensions étant mortes, l’Hindustan effectuait de véritables bonds, et le bas de la caisse raclait régulièrement le bitume dans un grincement horripilant. Ignorant l’usage du clignotant, Ramesh passait parfois la main par la vitre avant de déboîter subitement, sans tenir compte des véhicules lancés à tombeau ouvert sur la voie de gauche. Lorsqu’il daignait jeter un coup d’œil à son rétroviseur, c’était uniquement pour adresser un sourire joyeux à ses deux passagers. En cas de ralentissement soudain, il se dressait presque à la verticale au-dessus du volant pour appuyer de tout son poids sur la pédale de frein, comme un cavalier se dressant sur ses étriers et s’arc-boutant sur ses rênes.
« Bordel, ce mec va m’achever », gémit Fred, au bord de la nausée.
De temps à autre, au détour d’un virage, entre les frondaisons frissonnantes, apparaissaient les enseignes des grands noms de l’industrie informatique mondiale, AT&T, Motorola, IBM, Texas Instruments, Sony, Daewoo, Hitachi... L’Hindustan s’englua dans un trafic de plus en plus dense. Mark eut alors tout le loisir de constater que Bangalore avait grandi trop vite. Hormis les bâtiments des parcs technologiques, dont la rigueur géométrique se voulait un hymne à une modernité déjà obsolète, les constructions s’étaient empilées au hasard le long des artères, selon les besoins du moment. Victime de sa réputation de Silicone Valley indienne, Bangalore était brutalement passée du statut d’ancienne ville de garnison anglaise à celui de phare économique du Karnataka, un mirage occidental qui prenait des allures de cauchemar.
Il leur fallut plus d’une heure pour franchir les neuf kilomètres et les innombrables ronds-points qui séparaient l’aéroport de la banlieue. Assommés par la chaleur, par le grondement assourdissant du moteur, Mark et Fred n’échangèrent pas un mot.
« Route de Nandi Hills, hurla Ramesh en tournant brusquement à gauche sous le nez d’un bus. Radnapoor, quarante kilomètres. One hour, may be two. Professeur Hébert attendre vous là-bas. »
L’Hindustan avançait au ralenti sur la route en piteux état. Après avoir traversé les miroirs piquetés des rizières encadrées de massifs forestiers, ils s’étaient lancés sur le ruban sombre et défoncé qui s’enroulait autour des reliefs. La mousson s’était retirée depuis peu, abandonnant derrière elle une végétation extravagante et une terre gorgée d’eau. Ramesh roulait en permanence sur la voie de gauche, doublant des troupeaux de buffles, des norias de charrettes chargées de fourrage, de noix de coco ou de cannes à sucre. Le soleil voilé astiquait le ciel de nickel et enflammait les voiles brumeux qui escamotaient les collines.
Sur les parvis des temples encore engoncés dans les coulées de boue de la mousson, se dressaient des statuettes ornées de guirlandes de fleurs et devant lesquelles des hommes, des femmes et des enfants déposaient des offrandes. Ramesh surprit les regards intrigués de ses deux passagers.
« Big feast of Diwali, cria-t-il à tue-tête. Today, fête de Lakshmi, déesse de fortune, richesse. Tomorrow, nouvel an jaïn. Moi, pas jaïn, no, no, catholique, Jésus-Christ. Moi venir de Goa. »
Il souligna sa remarque d’un clin d’œil entendu, comme s’il désirait nouer un lien de complicité avec les deux Occidentaux.
« Laisse tomber, je suis pas catholique, lâcha Fred. Ni jaïn, ni bouddhiste, ni musulman. Un simple accident biologique, comme tout le monde. Y a pas de Dieu. »
L’Indien lui lança un regard sévère dans le rétroviseur.
« Impossible pas Dieu, mister. Pas Dieu, pas monde.
— Eh non, mon vieux : pas monde, pas Dieu.
— Vous m’avez tous les deux l’air bien sûrs de vous, intervint Mark. Pourtant, il y en a un de vous qui se trompe...
— Lui, forcément ! » gloussa Fred.
Mark n’insista pas. Après tout, il se pouvait aussi que les deux aient raison. A en croire l’incertitude quantique, il n’existait pas de vérité absolue.
Radnapoor n’était pas un village, mais un ensemble de constructions blanches nichées au sommet d’une colline ensevelie sous la brume. D’immenses pancartes plantées sur le bord de la route annonçaient aux visiteurs, en plusieurs langues, qu’ils pénétraient dans l’ashram de Sa Sainteté Sri Ananda Saraswati.
« On dirait qu’il y a eu du grabuge dans le coin », dit Fred.
Il désignait les camions bâchés, les Jeeps, les ambulances, les voitures vert et blanc, qui bloquaient l’entrée de l’ashram. Une vieille compagne, l’ombre glaciale et froide des mauvais jours, vint se percher sur l’épaule de Mark. La première fois qu’il avait ressenti sa présence, c’était à l’âge de six ans, quelques heures avant que Joanna ne lui annonce la mort de ses parents.
Un hélicoptère s’éleva au-dessus des toits et dispersa les nuées de corbeaux et de vautours avant de s’évanouir dans la grisaille. Une multitude de policiers, de soldats et de secouristes s’affairaient entre les bâtiments regroupés autour d’un parc arboré et fleuri.
Ramesh gara l’Hindustan sur une allée de terre rouge. Ils se précipitèrent vers l’entrée principale, mais des soldats casqués et armés de fusils leur barrèrent le passage.
« Bon Dieu ! s’exclama Fred en saisissant le bras de Mark. C’est une vraie boucherie. »
Les secouristes alignaient des corps ensanglantés le long d’un mur criblé d’impacts. Ramesh dut palabrer une dizaine de minutes avec les soldats avant que l’un d’eux ne condescende à aller chercher un officier, un homme au ventre gonflé de suffisance.
« J’espère que tu n’as pas eu l’idée saugrenue d’emporter la vieille pétoire de ton grand-père », chuchota Fred à l’oreille de Mark.
On les laissa passer à l’issue d’une fouille brutale et d’une vérification pointilleuse de leurs passeports. Ils franchirent l’arche arrondie de l’entrée et coururent vers les cadavres regroupés le long du mur du bâtiment principal. Ramesh passa en revue tous les corps, soulevant parfois un pan de sari pour examiner un visage.
« Mitraillés à bout portant », lâcha Fred, livide, en montrant les larges impacts des balles sur les visages, les poitrines et les ventres.
Occidentaux ou Indiens, hommes ou femmes, vieux ou jeunes, tous arboraient la même expression de surprise et de terreur. Certains n’avaient pas eu le temps de s’habiller avant l’irruption des assaillants. Les soldats étalaient des couvertures sur des corps partiellement ou entièrement nus. Les mouches bourdonnantes, agressives, s’agglutinaient par essaims entiers dans les chairs déchirées.
« Est-ce que le professeur Hébert... ? », commença Mark.
Ramesh secoua la tête. Contrairement à ses deux passagers, l’Indien ne semblait pas vraiment horrifié par ce champ de cadavres, plutôt préoccupé. Au centre du jardin, qui avait dû être un havre de paix, se dressait une grande salle ouverte au dôme de verre étayé par des piliers ronds. De longues traînées pourpres maculaient les marches, le plancher de bois rouge, les couvertures de soie et les coussins éparpillés.
« Méditation room », précisa Ramesh.
Les chants d’oiseaux se glissaient entre les grondements des hélicoptères, les cris des soldats et les gémissements des blessés. Alentour, les collines estompées par la brume veillaient sur l’ashram comme des spectres figés. La brise matinale ne parvenait pas à disperser l’odeur doucereuse du sang.
« Et le fondateur de l’ashram ? demanda Mark. Vous l’avez reconnu parmi les victimes ? »
Ramesh examina le cadavre d’une femme, une Occidentale, avant de tourner vers Mark un visage perplexe.
« I don’t understand.
— Sa Sainteté, His Holiness...
— Oh, no, no. Lui partir voyage États-Unis, Europe. For business, money.
— Et la femme qui m’a appelé à Paris ? Indrani... »
Ramesh haussa les épaules d’un air agacé.
« I don’t know... »
Ils explorèrent le bâtiment des chambres, où l’odeur du sang, insoutenable, paraissait sourdre directement des murs. Ramesh s’arrêta devant le corps d’un vieil homme allongé en travers du couloir central, vêtu d’un unique caleçon et figé dans une étrange position. Cette macabre découverte parut accentuer l’irritation de l’Indien.
« Mister Hébert...
— Putain ! » souffla Fred, la main plaquée sur le nez et le bouche.
Une balle avait transpercé de part en part le cou de Jean Hébert, une autre lui avait perforé le cœur, une troisième lui avait déchiqueté l’entrejambe. La jeunesse apparente du biologiste avait quelque chose d’étonnant, voire de choquant : il avait dépassé les quatre-vingt-dix ans, mais son corps svelte, ferme, sa chevelure grise et fournie, son visage lisse étaient ceux d’un homme de soixante ans, soixante-cinq ans tout au plus. Fred croisa le regard de Mark et devina que leurs pensées convergeaient : à plus d’un demi-siècle d’intervalle, Hébert avait connu la même fin tragique que Samuel. Comme si la malédiction de Los Alamos, après avoir frappé la famille Sidzik, s’étendait maintenant aux anciens amis, aux anciens confrères. Mark n’avait jamais rencontré Hébert, mais savoir qu’il avait connu Samuel suffisait à nouer un lien intime et à l’emplir de tristesse et de colère.
« J’ai bien peur qu’on soit venus pour rien, chuchota Fred. On ne saura jamais ce qu’il voulait te refiler. »
Deux secouristes écartèrent Ramesh sans ménagement, saisirent le corps de Jean Hébert par les aisselles et par les pieds, le soulevèrent et le transportèrent à l’extérieur.
« His room », fit l’Indien en montrant la porte fracassée d’une chambre.
Un deuxième cadavre gisait au pied du lit. Une Occidentale, jeune, nue, couverte de mouches, le crâne en partie disloqué, les mèches blondes collées par le sang séché aux tempes et aux joues.
« Vous la connaissiez ? demanda Mark.
— American girl. Elle travailler pour ashram, pour Sri Ananda. »
Le regard de Ramesh se durcit. Pendant quelques secondes, il parut sur le point de cracher sa colère et son mépris à la face de la morte.
C’était le même spectacle de désolation dans les autres bâtiments, la même puanteur de boucherie, y compris dans la grande salle informatique. En revanche, les ordinateurs moléculaires, les écrans à plasma, les vidéocams, les scanners, les imprimantes, le générateur électrique n’avaient subi aucune déprédation.
« Qui a bien pu faire ça ? grimaça Fred, qui pâlissait à vue d’œil.
— The Dalit, marmonna Ramesh.
— Le Dalit ?
— Intouchables... »
Incapable de contenir plus longtemps sa nausée, Fred s’éclipsa brusquement, laissant Mark et Ramesh en tête-à-tête dans le local technique éclairé par les lueurs changeantes des moniteurs. Les éclats de voix dominaient de temps à autre le grésillement ténu des connexions électriques. Ramesh s’assit sur le coin d’un bureau et contempla d’un air absent les figures géométriques qui s’entrelaçaient en boucle sur le fond noir d’un écran ultraplat.
« Les Intouchables ont l’habitude de ce genre de massacre ? » demanda Mark.
Les rayons du soleil déchirèrent le rideau de brume et tombèrent sur l’ashram. La température augmenta brusquement de plusieurs degrés. L’air devint irrespirable. Ramesh s’éventa du plat de la main avant de répondre :
« Pas tous. Parti du Dalit, only. Ceux-là, muslims, fanatiques, terroristes. »
Des soldats firent irruption dans le local, treillis maculés de terre et de sang. Ils s’adressèrent en kannada à Ramesh, puis, en anglais, prièrent Mark de sortir : des scellés allaient être apposés sur la porte du local informatique, désormais réservé aux investigations des spécialistes de la police et de l’armée.
Les deux hommes rejoignirent Fred dans le jardin où les secouristes continuaient d’aligner les corps. Le soleil aiguillonnait l’ardeur des insectes. Assis sur un banc de pierre, la tête rentrée dans les épaules, Fred tirait comme un forcené sur sa troisième cigarette consécutive. Ramesh alluma une Beedi et fit quelques pas dans une allée bordée de massifs fleuris.
« Sacré bordel ! ronchonna Fred. Résumons-nous : le biologiste Jean Hébert t’a fait venir dans le coin pour te remettre quelque chose de précieux. Vraisemblablement une banque de gènes qu’il aura voulu mettre à l’abri des convoitises. Hébert a été assassiné, la fille qui t’a appelé a sans doute connu le même sort, et on se retrouve tous les deux comme des cons dans un putain d’ashram transformé en morgue. »
Il écrasa rageusement sa cigarette sur les gravillons de l’allée. Il avait dégrafé trois boutons de sa chemise. Quelques poils roux parsemaient la peau de son torse, d’une blancheur de craie.
« Nom de Dieu, cette odeur est insupportable ! poursuivit-il. Ça ne tient pas : ces bouchers n’auraient tout de même pas massacré plus de cent paumés pour mettre la main sur une poignée de gènes ?
— Peut-être bien que si, soupira Mark. Les hommes se sont bien entre-tués pour le pétrole au XXe siècle. Les gènes, c’est un peu l’or vert du XXIe siècle... »
Un hélicoptère décolla dans un tourbillon de poussière rouge.
« Ouais... Hébert a dû soulever un énorme lièvre. Je me demande dans quel merdier on a mis les pieds. »
A cet instant, l’un des deux secouristes qui transportaient une civière dans une allée voisine laissa échapper son brancard. Mark surprit le regard qu’il leur décocha tout en se penchant sur le corps qui avait roulé dans un massif fleuri. Un regard aigu, fiévreux, comme deux puits de haine dans les angles d’un visage tourmenté, grêlé. Les deux brancardiers s’éloignèrent après avoir replacé le cadavre sur la civière.
« Mister ! Mister ! »
Ramesh, revenu au pas de course vers le banc de pierre, tendit sous le nez de Mark un petit appareil en PVC jaune et serti d’un minuscule écran à plasma. Une version locale des messageries électroniques qui étaient tombés en désuétude en Occident. Seuls les dealers et les indics continuaient d’utiliser, pour leur discrétion, les descendants dégrossis des ancêtres Tatoo et autres alphapage.
« Mrs Indrani... »
Il s’interrompit pour balayer les environs d’un regard furtif.
« Elle, pas morte, reprit-il à voix basse. Envoyer message. Attendre nous Old Bangalore. »
Contrairement à sa banlieue fourvoyée dans l’illusion du modernisme, le cœur de Bangalore continuait de battre au rythme lancinant de l’Inde traditionnelle. Piétons, vélos, triporteurs, scooters, bus, camions, attelages, vaches, se croisaient dans une symphonie chaotique de couleurs, d’odeurs et de bruits. Des relents d’épices montaient des karaï, d’énormes poêles en fer posées sur des réchauds antédiluviens. Des hommes déchargeaient des légumes et des fruits de charrettes tirées par des buffles. Des conducteurs de rickshaws, parfois très âgés, s’arc-boutaient de tout leur poids sur leurs pédales pour faire avancer leur engin alourdi par le soleil de plomb et les écoliers en uniforme entassés sur les banquettes.
Fred s’était assoupi au bout de quelques minutes sur la route du retour, mais Mark, malgré sa fatigue, n’avait pas réussi à s’abandonner au sommeil. Les images du carnage de l’ashram le hantaient, et surtout, l’ombre était revenue se jucher sur son épaule, de plus en plus présente, de plus en plus oppressante. Il n’avait jamais cherché à plaquer d’explication rationnelle sur ce phénomène – une sorte de matérialisation de ses prémonitions ? Il n’en avait jamais parlé à quiconque, ni à Fred ni même à Joanna. Il constatait seulement que l’ombre apparaissait, plus ou moins dense, plus ou moins froide, chaque fois qu’il se trouvait dans les parages de la mort.
« Fort de Tipu Sultan, fit Ramesh en désignant une enceinte fortifiée. Here, City Market, old toum. »
L’Hindustan pénétra dans une ruelle étroite et se fraya un passage difficile dans le grouillement démentiel. Une petite mendiante passa la tête par la vitre entrouverte et tendit une main aux doigts rongés sous le nez de Fred. Ramesh l’éloigna d’un coup de gueule. Des enfants se faufilaient au milieu de la foule en portant avec une adresse stupéfiante des plateaux surchargés de récipients en argile – du chai, un thé au lait épicé. Bloqué par plusieurs charrettes, Ramesh finit par garer sa voiture le long d’un trottoir. Il ouvrit le coffre, tendit son sac et son manteau à Mark.
« Marcher. Pas loin, maintenant. »
Les trois hommes traversèrent un passage couvert et bordé de boutiques qui débouchait sur une large avenue. Après avoir failli se perdre vingt fois dans la cohue, ils pénétrèrent dans une cour intérieure pavée de dalles en partie descellées par les racines d’un banian plus que centenaire. Sous les larges branches, un homme au torse nu barré par un cordon doré distribuait des bonbons à une grappe d’enfants.
Ils s’engagèrent dans un escalier de pierre et s’arrêtèrent au deuxième étage devant une porte en bois massif. Ramesh sonna à quatre reprises. Le visage d’une vieille femme, vêtue d’un sari dont la blancheur contrastait avec sa peau presque noire, s’immisça dans l’entrebâillement. Après avoir lancé un bref coup d’œil dans la cage d’escalier, elle s’effaça pour les laisser entrer dans un vestibule plongé dans un clair-obscur diffus. Elle referma soigneusement la porte derrière eux et tira les deux énormes verrous qui la barraient de part en part.
Fred décolla les pans de sa chemise collés à son ventre par la transpiration.
« Putain de matière synthétique : elle est peut-être indéfinissable, mais c’est pire que de la glu ! Je donnerais n’importe quoi pour prendre une douche. Je me demande ce qu’on branle dans ce trou... »
Mark se le demandait également. Depuis le premier atterrissage à Mumbai, il avait l’impression de se débattre dans un cauchemar.
Un froissement attira son attention. Une jeune femme s’avançait vers eux. Une Indienne, la trentaine, plutôt petite, d’une beauté saisissante. Vêtements de cachemire, pantalon resserré aux chevilles, tunique de soie sauvage, écharpe dorée. Cheveux huilés et rassemblés en natte, peau mate, lèvres brunes et pleines. Des yeux immenses, couleur de terre brûlée, troublés. Troublants.
«Je pensais que vous viendriez seul, monsieur Sidzik... »
Ils reconnurent instantanément sa voix.
« Fred Cailloux, un ami, dit Mark. Vous êtes Indrani Satyanand ? »
Elle acquiesça d’un clignement de cils. Mark posa son manteau sur le dossier du canapé de style anglais qui trônait au centre du vestibule.
« Une question, attaqua Fred sans préambule. Vous êtes au courant de ce qui s’est passé à Radnapoor ?
— J’y étais au moment où les Intouchables ont lancé leur attaque.
— Pourquoi n’avez-vous pas averti Ramesh tout de suite ?
— Je n’en avais pas la possibilité, monsieur...
— Cailloux. Appelez-moi Fred. Vous savez que Hébert est mort ? »
Les yeux de la jeune femme s’assombrirent.
— Je l’ai vu tomber à quelques mètres de moi. »
— Qu’est-ce qu’il voulait remettre de si important à Mark ? »
Elle releva la tête et l’enveloppa d’un regard énigmatique.
« Un DVD, dit-elle en détachant chacune de ses syllabes. Et ce qu’il y a dans ce DVD, c’est la possibilité de donner aux Etats-Unis une sacrée gifle économique et politique. Et de provoquer en Europe une panique dont vous n’avez pas idée... »